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Le Quotidien d’Algérie, 3 octobre 1991
La BN a mal, très mal. Une visite sur les lieux et un entretien en toute transparence avec le nouveau directeur, M. Badjaja, ont mis à jour une situation bien triste, voire même scandaleuse, en un lieu qui se devrait d’être le fleuron de la culture nationale.
Le Quotidien d’Algérie : Vous venez d’être nommé depuis peu à la tête de la bibliothèque nationale mais peut-on avoir une idée de sa situation générale ?
M. Badjaja : Pour être franc et direct, je dirai que la BN va très mal et souffre de nombreux problèmes qui à terme risquent de la réduire à néant et cela dans tous les sens du terme. Le premier (problème) concerne l’état des manuscrits et des livres imprimés anciens dont certains datent de plusieurs siècles. Ces derniers sont attaqués par des parasites et ont beaucoup souffert des conditions d’archivage et de stockage. L’état des locaux et des équipements constitue le second problème et il est vraiment de taille.
Le bâtiment de la Bibliothèque nationale est totalement vétuste. Il faut refaire les réseaux électriques, la plomberie et le revêtement du sol. Les équipements essentiels tels que la climatisation et le chauffage sont en panne. Même la détection incendie ne fonctionne pas ce qui pour une bibliothèque est quand même intolérable. En fait cette défection d’équipements influe directement sur la conservation des livres. Comment voulez-vous que les manuscrits soient en bon état quand l’humidité sévit ?
D’autres équipements qui sont en panne jouent sur les conditions de travail. Je citerai les monte-charges et les ascenseurs sans lesquels nous ne pouvons pas stocker les livres sans oublier le système pneumatique qui achemine la demande des lecteurs et qui améliore la convivialité de la Bibliothèque.
Q.A : C’est là un constat des plus négatifs !
M. Badjaja : Ce n’est pas tout. Il y a au niveau du garage, c'est-à-dire un local qui n’a rien à voir avec le magasin, des milliers de livres entassés à même le sol dans un désordre incroyable. La majorité du stock est constitué par des livres de la lecture publique qui étaient à l’époque un système de bus itinérants destinés à favoriser la lecture dans les villes et villages. Les bus ont été réformés et les livres jetés dans ce véritable dépotoir. J’ajoute que nous y avons trouvé des livres anciens de toutes dates. La bibliothèque nationale a un problème de stockage. Sur dix-huit niveaux d’entreposage, nous en avons quatre qui n’ont jamais pu être utilisés pour la simple et bonne raison que les dalles n’ont jamais été coulées. Nous avons donc un trou béant dans notre sous-sol avec en prime des infiltrations d’eau et des dépôts de calcaire. La BN a une véritable grotte merveilleuse avec ses stalagmites et ses stalactites !
« La BN est sale ! »
Q. A : Pourtant l’activité continue ?
M. Badjaja : Oui, mais dans quelles conditions ? Notre salle de lecture est vétuste et insuffisante. Le plus grave est que la BN a dévié de sa mission. C’est devenu une simple annexe de la Bibliothèque universitaire. Les salles de lecture sont devenues des salles de révision de cours et les chercheurs qui devraient être nos principaux clients ne viennent plus. Je n’oublie pas la situation sociale des travailleurs que je résumerai en disant qu’en trente ans il n’y a eu que deux logements attribués au personnel. Voilà la solution et pour terminer je dirai aussi que notre Bibliothèque est sale et manque totalement d’hygiène car elle est devenue le paradis de la poussière, des cafards et autres insectes.
Q.A : La situation est vraiment catastrophique…
M. Badjadja : Tout à fait et c’est pour cela qu’il est temps pour nous tous de réagir et nous avons un programme de travail qui touche en premier lieu à la rénovation du bâtiment. En 1985, la BN avait bénéficié d’une enveloppe de trois milliards de centimes pour la rénovation des locaux. Cette enveloppe n’a jamais été touchée pour des éternelles questions de bureaucratie. Mais, cette année, nous avons décidé d’entamer ce crédit. L’OFARES (Office d’Aménagement et de restructuration de la Zone du Hamma) a été saisi pour prendre en charge l’étude pour la remise en état du bâtiment. Une première expertise a été remise comprenant une évaluation globale ainsi que des propositions de service. Le plan d’action se divise en trois étapes.
La première concerne les choses urgentes qui ne nécessitent pas des études préalables trop poussées. Je cite par exemple, le revêtement du sol, l’ensemble de la plomberie et du réseau sanitaire ainsi que tout ce qui touche à l’assainissement et à l’hygiène. Nous allons aussi réaménager certains espaces en essayant, par exemple, de regrouper l’administration et je n’oublie pas l’aménagement d’aires à caractère social pour les travailleurs à savoir une cafétéria et une cantine.
La deuxième phase dépendra d’études un peu plus importantes car elle concerne la remise en marche et la modernisation d’équipements tels que les ascenseurs et les monte-charges. Je signale, d’autre part, que nous avons déjà engagé la réforme du vieux matériel qui encombre nos locaux et qui ne sert strictement à rien. Ces deux étapes seront finalisées avant la fin de l’année 1992.
Par contre, la troisième ne pourra, quant à elle, être lancée qu’à partir de 1993 car elle englobe tous les grands travaux dont l’aménagement du sous-sol et de sa grande cave en aires de stockage assainies et propres, la remise en marche de la climatisation, de la détection incendie, la modification de la salle de lecture avec la construction d’un second niveau destiné aux chercheurs.
« La bibliothèque du Hamma est un projet grandiose »
Q.A : Il ne servira à rien de rénover le bâtiment si la BN reste désorganisée
M. Badjadja : C’est une évidence. Pour le fonctionnement, nous avons mis en place un comité qui regroupe tous les cadres scientifiques et techniques afin d’associer ces derniers à la prise de décision. La gestion de la BN ne sera pas de son ressort mais plutôt l’examen des divers problèmes et la mise en place de solutions. Nous avons déjà commencé à travailler sur des axes tels que l’organigramme, le règlement interne, le plan de formation du personnel et même le statut juridique de la BN. Ce comité prendra aussi en charge la politique d’acquisition de livres pour la future bibliothèque du Hamma ainsi que l’organisation des manifestations culturelles sans oublier la gestion du patrimoine.
Q.A : Où en est exactement le projet du Hamma ?
M. Badjadja : La bibliothèque du Hamma est un projet grandiose et je note que malgré la crise qui sévit dans le pays et la rareté en devises, l’Etat nous alloue l’équivalent en devises de cinq milliards de centimes pour acheter des livres à l’étranger pour ce bâtiment qui sera inauguré en juillet 1992.
Q.A : Quel sera son statut ?
M. Badjadja : Le statut de la bibliothèque du Hamma n’a rien de définitif car rien n’a été décidé, mais nous avons déjà commencé à étudier son côté organisation sans tenir compte du côté juridique. Il y aura ainsi plusieurs niveaux de la lecture dont une bibliothèque pour la jeunesse, une autre pour le prêt, une bibliothèque de lecture publique sur place en accès libre de rayonnage et une bibliothèque de conservation. Je tiens à dire que tout le monde souhaite que la BN gère le tout, c’est-à-dire que l’actuelle structure actuelle s’installe au Hamma. Le bâtiment dans lequel nous sommes peut-être transféré vers une autre tutelle, régionale par exemple, mais il faut que cela reste une bibliothèque.
Q.A : Quels sont vos rapports avec les éditeurs ?
M. Badjadja : Nous avons avec eux des relations traditionnelles et même réglementaires. Il sont tenus par la loi du dépôt légal de déposer cinq exemplaires de leur production et cela s’applique à tout le monde. Qu’il s’agisse de livres, de cartes postales, de posters ou même de journaux. C’est d’ailleurs dans l’intérêt de l’éditeur car il s’agit pour lui d’une protection qui lui permettra d’attester de ses droits à tout instant et en toute situation. Mais la plupart des éditeurs du livre ne respectent pas cette réglementation bien que certains nous envoient de manière systématique cinq exemplaires à chaque parution. Même en ce qui concerne la presse, nous constatons que certains titres ne nous envoient jamais ou alors de manière irrégulière les dix exemplaires exigés par la loi. D’autres jouent le jeu dont par exemple El Moudjahid, Echaab et le Quotidien d’Algérie.
Q.A : Vous lancez une opération sauvetage des manuscrits de la Bibliothèque nationale en faisant appel aux éditeurs mais pensez-vous que l’affaire soit intéressante pour eux au point de vue financier ?
M. Badjadja : La BN ne déboursera aucun centime, nous l’avons clairement expliqué aux éditeurs. Nous mettons à leur disposition des manuscrits dont on souhaite faire le maximum de copies avant que l’original ne soit totalement détruit. Nos exigences sont minimes bien que nous soyons détenteurs du document. Nous demandons donc que l’indication ‘Bibliothèque Nationale’ soit portée sur la couverture et qu’un quota du tirage nous soit remis. Pour nous, l’opération est culturelle car elle a pour but de diffuser ces manuscrits à large échelle et à pouvoir faire face à la grande demande des bibliothèques arabes et occidentales qui ne cessent de nous contacter pour avoir la possibilité de consulter tel ou tel ouvrage. Des demandes que nous ne pouvons honorer car, à terme, cela détruirait le manuscrit original. D’où cette idée de faire des copies. J’ajouterai aussi que l’éditeur ne doit pas être simplement qu’un commerçant mais agir parfois dans le sens culturel.
Q.A : Et si cette opération échouait ?
M. Badjadja : Nous serons hélas obligés de nous tourner vers les éditeurs arabes et occidentaux ou d’envisager de débloquer nous-mêmes un budget pour cette opération.
Q.A : Avez-vous beaucoup de dons de manuscrits ?
M. Badjadja : Notre fonction est de préserver la quintessence de la production de l’esprit, c’est-à-dire toutes les œuvres de création. Les documents administratifs étant du domaine du centre des archives. Nous avons, par exemple, les manuscrits de Jean Sénac qu’il a légués à la BN par testament. Nous espérons que les artistes algériens qui sont aujourd’hui célèbres, en feront de même.
Q.A : Votre programme de ‘survie’ est très ambitieux mais avez-vous du personnel pour cela ?
M. Badjadja : La BN souffre de l’insuffisance de l’encadrement technique et scientifique, pour un établissement de cette importance ! Le département administratif est saturé mais nous n’avons que quatre conservateurs et douze attachés de recherche et c’est trop peu pour gérer la bibliothèque.
Entretien réalisé par Belkaïd Akram
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