Le Quotidien d’Algérie, 3 novembre 1991
Clarence Thomas a
donc fini par gagner son combat. Le juge candidat à la Cour suprême n’a pas été
jugé indigne de son futur poste par la commission sénatoriale chargée d’enquêter
sur ce qui convient d’appeler aujourd’hui « l’affaire Anita Hill ».
Cette triste affaire médiatique - où
deux Noirs ayant réussi mais issus tous deux d’un milieu modeste de Géorgie se
sont donnés en spectacle, à la grande satisfaction des blancs conservateurs
mais aussi, hélas, de certains démocrates – montre combien la société
américaine est malade car elle résume à elle seule tous les maux principaux
dont elle souffre. La liaison démocratie-média semble de plus en plus mise à
mal par ce fameux cinquième amendement qui garantit la liberté d’expression.
Comment peut-on accepter, même sous couvert de justice, et de recherche de la
vérité, que la vie privée d’un homme soit fouillée en public et que surtout les
débats et auditions de la commission d’enquête aient été diffusés en direct comme
un vulgaire match de football ? Partout aux Etats-Unis et plus qu’ailleurs,
l’image, le son ou l’écrit se doivent de donner dans le démesuré et le
sensationnel, sacrifiant le fond pour le superficiel. Le phénomène est devenu
si important que certains chercheurs du pays parlent de paupérisation
culturelle de l’Américain moyen qui absorbe aujourd’hui le menu léger qu’on lui
sert sans chercher à comprendre ou à analyser. De fait, aucun des problèmes
majeurs auxquels est soumise l’Amérique n’est réellement traité en profondeur
par la presse qui leur substitue en général une quantité incroyable de
faits-divers, les transformant en véritables affaires d’Etat comme ce fut le
cas pour le juge Thomas.
D’autre part, qui
avait vraiment besoin de savoir quelle était la marque de parfum que ce dernier
avait offert à sa secrétaire et même, osons le dire, s’il est réellement
coupable de harcèlement sexuel ? Car si ce problème semble prendre de plus
en plus d’importance, il n’y a pas mieux que cette affaire pour jeter le
trouble et cacher la réelle situation de la condition féminine dans un pays en
permanence écartelé entre libéralisme et un puritanisme des plus rigides. Un
pays qui se dit être celui des libertés et où l’on constate le recul des
mouvements féministes que l’on cantonne désormais dans l’insolite voire même l’extravagant.
Parler du seul harcèlement sexuel, c’est occulter qu’il y a plus de chômeurs ou
de femmes travaillant clandestinement que d’hommes dans la même situation. C’est
oublier aussi ou vouloir faire oublier que des milieux d’extrême-droite pèsent
de tout leur poids pour arriver à faire voter des lois de plus en plus sévères
vis-à-vis de l’avortement, des filles-mères ou des divorcées. Insister sur le
fait que l’on se permette de remettre en cause la nomination d’un juge en
raison d’une telle affaire c’est vouloir faire croire qu’il existe un lobby
féministe très puissant aux USA alors qu’à diplômes égaux une femme n’a que dix
pour cent de chances d’obtenir un avancement contre quatre-vingt-dix pour un
collègue masculin.
Mais si l’on
revient au fond de cette affaire, il est évident que le racisme est loin d’être
exclu et que la conclusion du débat est de celles qui noient le poisson en
voulant amener à penser que la justice est toujours rendue que l’on soit blanc
ou noir. Des Noirs dont la population est la véritable victime de ce
psychodrame car n’ayant rien trouvé de mieux que de fixer son attention et sa
colère sur le dossier « Anita Hill » oubliant sa propre situation
faite de chômage et de misère et donnant son soutien à un homme dont les
positions conservatrices – n’est-il pas l’un des proches du Président Bush ?
– ont de quoi choquer lorsqu’elles concernent l’Irak, l’avortement ou le
Tiers-monde. Venu d’un monde dont il ne fait désormais plus partie Clarence
Thomas a su trouver les mots en parlant de lynchage médiatique pour rallier à
lui une bonne partie des citoyens de couleur. L’homme est aujourd’hui à la Cour
suprême mais de ceux qui ont été avec lui, trente pour cent vivent en dessous
du seuil de pauvreté. Comment oublier ou masquer le fait qu’un homme noir
vivant dans une grande ville a moins de chances d’atteindre l’âge de soixante
ans qu’un habitant du Bangladesh ? On comprend ainsi que la levée des
suspicions sur Clarence Thomas relève plus de la poudre aux yeux que d’un
quelconque geste de clémence et que cela ne saurait masquer aux yeux du monde
la tragique situation de la population noire américaine.
Belkaïd Akram
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