lundi

Alger, capitale des hommes de peine maliens

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Emigration de troisième type

Le Quotidien d’Algérie, 12 octobre 1991
Belkaïd Akram

La France a ses femmes de ménage portugaises. Aux Etats-Unis, on s’arrache les boys philippins et l’Algérie, du moins Alger, a désormais ses domestiques maliens. L’on savait depuis peu que plusieurs filières clandestines déversaient sur la capitale un lot important d’Africains fuyant les conditions difficiles de leur pays et destinés surtout à être employés comme manœuvres non déclarés sur les chantiers du bâtiment. Mauvais traitements, situation précaire sont toujours et encore le lot quotidien de ces travailleurs immigrés d’un nouveau type dont la majorité se recrute au square Port-Saïd. L’opinion algérienne ignore pourtant que de nombreux Maliens sont embauchés en tant qu’hommes à tout faire dans les familles bourgeoises d’Alger.

Omar a vingt-six ans. Il vient du Quartier du Soleil, un faubourg misérable de Bamako. L’itinéraire habituel. Chômage, misère, envie de partir. Au départ, quelques délits. La combine, l’argent. Arrive l’aventure. Première étape à Tamanrasset. Ville gouffre, ville effroi où les étrangers du Sud sont régulièrement refoulés ou parqués dans des camps humanitaires. Un contact, beaucoup de billets et le voici à Alger au nez et à la barbe de la gendarmerie. Petits emplois, un peu partout. Tour à tour, gardien de nuit, jardinier, plongeur dans un restaurant de Riadh el-Feth, il a fini par être employé par un homme d’affaires d’Hydra : « Il m’a proposé trois mille dinars, soit deux fois le salaire que je touchais au restaurant avec en plus la nourriture et le toit. Ici je suis à l’abri même si je n’ai pas le droit de sortir. Et puis je tremble à l’idée de me faire contrôler par la police. Le patron est correct. » Correct ! Près de quatorze heures de travail par jour. Poussière, par terre à faire, nettoyages en tout genre, corvées de cuisine interminables.
« Au bout d’un moment, sa femme ne me supportait plus. Elle disait que je sentais mauvais et que je volais. En fait, c’est parce que j’étais de plus en plus fatigué et que je travaillais moins bien. On m’a donc ‘donné’ à leur ami avocat chez qui je suis encore aujourd’hui. On me traite mieux, on essaie même de m’apprendre à lire. Le travail est toujours aussi dur mais je ne peux rêver mieux. »

Gêne ? Mauvaise conscience ? Les familles algériennes qui emploient ces domestiques évitent d’en parler en dehors du cercle restreint de leurs relations. Leïla est ingénieur. Sentiments humanistes et éternel militantisme de salon. « J’avoue avoir un peu honte lorsque des amis viennent à la maison. Ils sont à la fois choqués et amusés et cela devient vite un sujet de plaisanterie. Des fois, je me rassure en me disant que nous le sauvons de la misère, une façon d’oublier qu’il y a quand même une exploitation. »

Des clandestins sans papiers ni protections. Un immense vivier pour la néo-bourgeoisie algéroise. Arrivistes, peut-être, mais parfois hélas, cadres de l’Etat et fonctions libérales. Le Malien ne peut rien faire. Aucune plainte n’est possible ou permise. Une marge de manœuvre très étroite. Moussa, trente ans. En Algérie depuis six ans et homme de ménages depuis peu. « J’ai beaucoup espéré de mon départ du Mali. Je voulais rejoindre la France. L’Algérie ne devait être qu’une étape. Mais les choses ne sont jamais simples. Il me faut encore deux ou trois années de travail avant d’avoir un peu d’argent pour Paris. En attendant, je nettoie et je fais la cuisine. Au début, la patronne vérifiait toujours si je m’étais lavé les mains avant de faire n’importe quelle tâche ménagère. » Amertume et résignation. L’Algérien pour lui n’est pas vraiment méchant mais il est loin d’avoir le cœur sur la main. « Tous sont plus ou moins racistes, même les gamins. Surtout les gamins. » Dans ses paroles, aucun signe d’espoir de retour au pays. « Pourquoi faire ? Ici, je gagne ma vie. C’est l’essentiel. » Racistes les Algérois ? Exploiteurs ? Aucun ne dira le contraire. Omar va même plus loin, égratignant au passage la sacro-sainte solidarité musulmane. « Un jour, j’ai voulu aller à la mosquée. Je suis un musulman qui a toujours pratiqué. On ne m’a pas ouvert les bras. Personne ne l’a fait. On m’a regardé avec curiosité mais sans plus. Certains m’ont même fait comprendre que je devais me tenir au fond de la salle de prière. Je n’y suis plus retourné. »

Le phénomène se répand. Maliens, Nigériens et même Camerounais. Villa d’Hydra, d’El Biar ou d’ailleurs. Triste société qui hier s’émancipait dans le sang et qui aujourd’hui asservit l’autre, l’étranger. D.K., sociologue, ne partage pas vraiment cet avis. « Ce type de comportement est inscrit dans nos traditions. Au Sud ou même à l’Ouest, les grandes familles avaient des esclaves et aujourd’hui encore se perpétuent, même sous d’autres formes, ces relations de servilité. »
L’homme de la rue reste sceptique mais, au fond, rien ne l’étonne. Caprices de riches qui ne savent plus quoi inventer, arrivisme insupportable qui fait honte au pays…

Vendredi. Le square Port-Saïd. Des dizaines de futurs domestiques ou manœuvres attendent. Indifférence générale, parfois quelques quolibets. Poignant spectacle qui n’est que l’arbre qui cache la forêt. Que penser vraiment de cette famille des hauteurs d’Alger qui emploie trois Maliens à temps plein dont le service est toujours assuré en gants blancs ! Cliché de mauvais goût. Qui sait, il viendra peut-être un temps où le marché aux esclaves géré hier par les corsaires turcs au XIXème siècle renaîtra de ses cendres pour le plus grand bonheur de la noblesse algérienne.

Belkaïd Akram
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