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La nouvelle du jeudi : Le tueur fou de la rue du Levant

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Le Quotidien d’Algérie, 17 octobre 1991

La balle bleue m’a raté de peu. Des égratignures, un peu de sang et quelques cheveux brûlés. Une odeur qui me rappelle mon enfance. La rôtisserie de mon oncle. Les têtes de veaux farcies à la menthe et aux épices. Dieu seul sait depuis quand je n’ai pas mangé de viande. Le dernier rat est mort depuis bien longtemps, désintégré la nuit par un fusil à infrarouges…
La balle m’a raté mais il a quand même fait mouche. Hier encore, nous étions quatre face à lui. La vieille du troisième, l’aveugle du vingt-deux bis, mon poisson rouge et moi-même. Le bocal de verre s’est dispersé en mille éclats. Je n’ai pas trouvé les restes de Gambetta. Pauvre bête. J’espère qu’elle n’a pas eu mal. Souvenir du jour où le militaire d’en face s’est pendu parce qu’il n’en pouvait plus. J’ai alors donné son trentième nouveau nom au poisson. Je ne me souviens plus des anciens. En fait, je crois que je deviens fou. On peut d’ailleurs survivre tout en perdant la raison…

J’aurais aimé que la balle me fasse un troisième œil. Pour autant, aucun droit de se laisser aller. La règle du jeu est simple. Lui tire et nous essayons d’éviter la mort sans même nous défendre. Hier, peut-être. Aujourd’hui, les forces, la volonté sont parties. Les autres sont tous morts. Un par un, heure par heure, parfois en groupe. Le malheur est devenu une habitude et le feu a glissé sur le chant des oiseaux. Les choses ont commencé il y a bien longtemps. Très peu de souvenirs, trop jeune à l’époque.

Ma pauvre grand-mère, que Dieu ait son âme – car j’espère qu’il en resté quelque chose de cette âme après que son corps a été sublimé par une roquette en caoutchouc – ma grand-mère, disais-je, m’a souvent raconté l’arrivée du fou et de sa famille. Les gens chuchotaient qu’ils venaient d’un grand malheur, d’horribles souffrances. La rue les a acceptés. Certains les ont tout de même jetés ou à peine tolérés. Ce qui revient au même. D’autres hurlaient et parlaient de notre futur drame. Mais que nous importait, la rue était vaste et riche. Sa famille et lui avaient leur place. Et puis les balles ont commencé à tuer et à détruire. Ici et ailleurs, les gens ont dit qu’il était devenu fou et incontrôlable, que ses douleurs d’hier l’avaient à jamais marqué. Lui, du haut de son bunker criait son droit sur la rue. Elle était à lui ! Devait être à lui. Les siens sont partis ailleurs et l’ont laissé seul. Les vieux racontent que le scénario s’est alors partout répété, et voilà que chaque rue a aujourd’hui son tueur fou.

Je n’entends plus rien, peut-être va-t-il dormir un peu. Il sait combien nous sommes, avec ses jumelles à neutrons aucun de nos gestes ne lui échappe et quand il peut, quand il veut, il tue. Comme au début. A l’époque, les balles ont commencé par faucher ceux qui vivaient dans la rue sans y vivre. Les commerçants, les livreurs. Tous morts. Subitement, sans parfois s’en rendre compte. Et puis, ce fut le tour des gens d’ici. Il a fallu apprendre à vivre avec lui. A rester chez soi et à manger le cuir des fauteuils. A oublier l’école et à ramper comme le dernier des serpents. Toujours mettre murs entre soi et la façade de l’immeuble. Durant ces années, je n’ai rien appris d’autre que le bruit des explosifs et du plastic.

Bien sûr, les gens ont essayé de l’abattre mais rien à faire. Trop divisés, trop de vieilles haines qu’il a su si bien exploiter. Parfois, trop rarement, les sages d’ailleurs venaient nous voir. Ils écoutaient poliment notre terreur puis montaient le voir. Cris, menaces, disputes et cinéma. Ils repartaient en nous promettant que les choses allaient changer. Quelques jours de calme et le déluge reprenait. Même les pierres sont mortes, le cœur percé par des noyaux d’acier irradié.

L’aveugle est sorti. Costume blanc et cravate noire. Peut-être en a-t-il assez de ne pas voir dans une rue où l’on ne voit plus rien. La grenade au phosphore vient de lui sectionner le corps en quatre. Ses yeux roulent comme des billes de verre sur le trottoir rouge et sale. Je suis donc le dernier survivant. La vieille dame ne compte pas. Elle va mourir seule, impotente et muette. Je crois d’ailleurs que c’est pour cela qu’il n’a jamais essayé de la tuer. Elle ne pouvait parler ou écrire. La mémoire de la rue est importante, rien n’est plus dangereux que la mémoire. Je vais mourir bientôt. Nul endroit où aller, où se réfugier. Pas de nouvelle vie, de nouvelle rue.

A.B

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